Quelle place pour les toponymes en langue autochtone ?

gant Yann-Vadezour ar Rouz
Lakaet enlinenn d’an 18-05-2019,
daskemmet d’an 21.05.2020.

Les questions du rôle des toponymes, de la méthode scientifique de collecte et de transcription et de l’importance du respect de cette méthode sont des sujets qui, bien que largement étudiés, ne font pas toujours l’objet d’un consensus. Ces points ne seront cependant pas abordés ici, le propos étant essentiellement le traitement dans un lieu donné des toponymes en langue autochtone. Devant un tel sujet, il y trois postures possibles, que l’on peut comparer au regard des besoins des langues autochtones et de l’urgence qu’il y a à prendre des mesures fortes en leur faveur étant donné la situation critique dans laquelle elles se trouvent. La question de l’impact de ces mesures sur les langues autochtones est donc primordiale.

La première des postures est l’indifférence. On peut, en effet, considérer que les toponymes n’ont qu’une portée symbolique, car ils n’ont, à priori, que peu à voir avec la pratique effective de la langue. De ce point de vue, la question de la langue des toponymes n’a que peu d’intérêt relativement au développement d’une langue donnée.

Cependant, les symboles s’avérant souvent plus efficaces que de longs exposés et plus percutants que bien des raisonnements solidement argumentés, leur portée n’est pas à négliger. En l’occurrence, la visibilité des toponymes est telle qu’ils constituent déjà un biais non négligeable d’informations sur l’existence de la langue, sur sa présence effective dans la société, et sur sa reconnaissance par l’administration. Ainsi, la prise en compte des effets psychologiques que peuvent avoir les toponymes peut alors mener vers une deuxième posture, consistant à défendre une signalisation dans la langue autochtone aux côtés de celle dans la langue d’État.

Or, dans bien des cas où une telle signalisation bilingue est mise en place, on observe une large tendance à utiliser un certain nombre de techniques pour distinguer le toponyme officiel, dans la langue d’État, des autres. À la préférence générale de l’administration pour la langue d’État vient s’ajouter le fait qu’il est assez naturel de vouloir distinguer le toponyme officiel des autres. La langue autochtone est alors généralement placée dessous ou à la suite, avec des caractères pouvant figurer en italique, plus minces, plus petit, d’une forme plus fantaisiste, etc. La langue d’État est alors clairement privilégiée, elle apparait en premier et de manière plus lisible. Ce qui revient à placer les toponymes en langue autochtone en situation d’infériorité par rapport à ceux en langue d’État, ayant pour effet une dévalorisation de la langue autochtone elle-même. S’il s’agit, malgré tout, d’une amélioration, dans la mesure où la langue autochtone est alors prise en compte, cette amélioration a cependant pour conséquence le maintien d’une situation de déséquilibre en défaveur de la langue autochtone. Or c’est précisément un tel déséquilibre qui est à l’origine du phénomène de substitution linguistique. Ce type de mesures n’est donc de nature qu’à freiner le déclin de la langue autochtone, mais non à l’enrayer.

De là, une troisième posture, consistant à prôner l’usage et l’officialisation des toponymes en langue autochtone. L’usage et l’officialisation des toponymes dans une langue donnée constituent, en la matière, la meilleure forme de reconnaissance de cette langue qui soit, et sont, partant, à même de modifier positivement les regards, des non locuteurs comme des locuteurs, sur la légitimité et la respectabilité de cette langue, ainsi que sur son utilité. Il s’agit, concernant les toponymes, d’un renversement de situation linguistique, qui plus généralisé, serait seul à même d’endiguer le phénomène de substitution linguistique. Il s’agit, en définitive, de l’attitude la plus adaptée dans une optique de respect, de valorisation, de préservation et de développement de la langue et de la culture autochtone.

Certains pays ont parfaitement compris l’intérêt d’user de toponymes dans les langues autochtones, qu’ils soient officiels ou non, et du bénéfice qu’il y a à les officialiser. C’est par exemple le cas du Canada. Ainsi peut-on trouver sur le site du gouvernement canadien, les informations suivantes dans un document intitulé Noms de lieux autochtones – Le portrait de notre héritage :

Honorer le passé

Le toponyme « Canada » n’est pas le seul nom connu d’origine autochtone — Athabasca, Saskatchewan, Kuujjuaq et Toronto en sont d’autres. De plus, les collectivités autochtones utilisent un grand nombre de toponymes qui ne figurent pas sur les cartes ou les panneaux routiers.

Documenter notre héritage

Au Canada, nous nommons ou renommons un nombre croissant de collectivités et d’entités géographiques d’après l’usage et les traditions locales.

Par exemple, les habitants de Frobisher Bay ont décidé par référendum de changer le nom de leur village pour Iqaluit, qui signifie « lieu où il y a du poisson » en inuktitut. Et un lac du nord de l’Alberta a été nommé Atihk Sakahikun ou « lac des wapitis » en cri.

Des Canadiens recueillent des toponymes traditionnels qu’ils soumettent à l’approbation de la Commission de toponymie du Canada. Les noms officialisés par la Commission paraissent sur des cartes fédérales qui servent à l’exploitation minière, à la foresterie, à la pêche, au tourisme ou aux opérations de recherche et sauvetage. Les toponymes sont également utilisés sur les panneaux routiers, dans les adresses postales et dans les documents administratifs.

En officialisant les toponymes traditionnels, nous pouvons aider les Canadiens à apprécier et à préserver leur héritage autochtone.

Le document invite ensuite les particuliers et les organisations désireux de suggérer un toponyme à contacter la Commission de toponymie du Canada, indique où trouver les noms des membres de la Commission et les procédures à suivre, et livre enfin les coordonnées pour communiquer avec la Commission par différents biais.

Cette pratique va dans le sens de la Déclaration universelle des droits linguistiques, signée le 6 juin 1996 par diverses organisations non gouvernementales et remis au directeur général de l’UNESCO peu de temps après. La question y est traitée à la section III : Onomastique.

Article 31

Toute communauté linguistique a le droit de préserver et d’utiliser dans tous les domaines et en toute occasion son système onomastique.

Article 32

1. Toute communauté linguistique a le droit de faire usage des toponymes dans la langue propre au territoire concerné, et ceci tant verbalement que par écrit et dans tous les domaines, qu’ils soient privés, publics ou officiels.

2. Toute communauté linguistique a le droit d’établir, de préserver et de réviser la toponymie autochtone. Celle-ci ne peut être ni supprimée, altérée ou adaptée arbitrairement, ni remplacée en cas de changement de conjoncture politique ou autre.

Elle est également conforme à la position des Nations unies. La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée le 13 Septembre 2007, en atteste, en effet, à l'article 13.

1. Les peuples autochtones ont le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur histoire, leur langue, leurs traditions orales, leur philosophie, leur système d’écriture et leur littérature, ainsi que de choisir et de conserver leurs propres noms pour les communautés, les lieux et les personnes.

2. Les États prennent des mesures efficaces pour protéger ce droit […].

Le Conseil de l’Europe s’est également montré favorable à cette orientation. Par la Recommandation 928 du 7 octobre 1981, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, considérant, notamment, « qu'il est très important pour le progrès de l'Europe et de l'idée européenne d'assurer le respect et le développement équilibré de toutes les cultures européennes, et tout spécialement des identités linguistiques », et « que le traitement scientifique, humain et culturel de chaque langue doit être envisagé à partir [de] principes » incluant le « droit des communautés humaines au développement de leur langue et leur culture propres », s’est prononcé, en particulier, en faveur de la mesure suivante : « au niveau scientifique, l'adoption progressive, le cas échéant conjointement avec la dénomination devenue usuelle, des formes correctes de la toponymie, à partir des langages originels de chaque territoire, si petit soit-il ».

Plus localement, de telles propositions ont égalent été défendues, d’après ce que rapporte Divi Kervella.

Des vœux en ce sens avaient été votés par les trois conseils généraux de basse Bretagne dans les années 1970.

Il note également que l’adoption de formes conformes à l’orthographe de la langue autochtone, au moins dans certains cas, reste possible.

De nos jours, les noms de communes et de départements relèvent du Conseil d’État, ainsi la commune de Plouézoch, proche de Morlaix, a obtenu en 2002 la rectification de son nom en Plouezoc’h (sans accent aigu sur le e, et inclusion d’une apostrophe entre le c et le h), seule forme correcte selon les règles de la langue bretonne, et utilisable aussi bien en breton qu’en français. C’est une démarche à saluer et à encourager. Les autres noms de lieux ne bénéficient d’aucune protection (décision de la Cour administrative d’appel de Bordeaux, 2002).

L’Irlande va plus loin concernant la toponymie en irlandais. La politique adoptée dans ce pays en la matière laisse entrevoir l’idée de récupération linguistique.

Seuls les noms de lieux en langue irlandaise peuvent être utilisés dans les régions où est parlée cette langue (Gaeltacht) dans les lois, sur les cartes publiées par Ordnance Survey Ireland, sur les panneaux routiers et sur les plaques de noms de rues lorsque ces noms ont été promulgués par le Ministre. Les panneaux routiers, plaques de noms de rues et cartes de l’Ordnance Survey Ireland doivent, en dehors desdites zones, faire apparaître les versions dans les deux langues d’un nom de lieu.

Ainsi, dans un territoire où est parlée une langue autochtone, le bilinguisme des panneaux à caractère toponymique, renseignant sur le nom d’un objet géographique ou à caractère directionnel et usant conjointement de la langue d’État et de la langue autochtone, peut se justifier historiquement dans les parties de ce territoire où cette langue n’est pas parlée. Par contre, dans les terroirs où est parlée une langue autochtone, le bien fondé d’un tel bilinguisme n’a rien d’une évidence. Une telle signalisation bilingue pourrait même, à terme, desservir l’intérêt des langues autochtones. Des mesures plus appropriées à la revitalisation et à l’épanouissement de ces langues gagneraient à être adoptées :

Cependant, dans un territoire où coexistent plusieurs langues autochtones, le multilinguisme des panneaux à caractère toponymique reste une possibilité à ne pas négliger, ce multilinguisme permettant alors de mettre en valeur plusieurs langues autochtones. Le degré de pertinence de ce type de signalétique peut alors varier selon la zone géographique, en particulier si les réalités historiques, socioculturelles ou démographiques diffèrent sur les diverses parties du territoire considéré. Lorsque les objets géographiques ont une dénomination dans plusieurs langues autochtones ou menacées, la signalisation multilingue peut s’avérer bénéfique particulièrement

Annexe

Liste des résolutions et recommandations internationales

AuteursRésolutions et recommandationsSources
Groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiquesRésolution II/36
Problème des langues minoritaires
Résolution V/22
Noms géographiques aborigènes/autochtones
Résolution VIII/1
Promotion des noms géographiques utilisés par les groupes minoritaires et les autochtones
Résolution IX/5
Promotion de l’enregistrement des noms géographiques utilisés par les groupes linguistiques autochtones, minoritaires et régionaux
Assemblée parlementaire du Conseil de l’EuropeRecommandation 928
Problèmes d'éducation et de culture posés par les langues minoritaires et les dialectes en Europe